Extraits du livre
En débouchant sur cette place, Toufik n’en croit pas ses yeux. Une foule grouillante se dissémine partout. Lui qui a connu cet endroit si calme, où les gens rasaient les murs, se hâtant de disparaître, soucieux de s’abriter du soleil et des regards inquisiteurs. Aujourd’hui, c’est à une totale explosion printanière qu’il assiste. Dans un coin, les plus calmes font bombance autour de tables bien garnies, à l’ombre des maisons qui entourent la place. Au centre, une dizaine de danseurs tournent autour d’un tronc d’arbre avec, pour chacun, un ruban qui vient s’enrouler avec les autres, pour former le dessin qui sera de bon augure pour les prochaines moissons. Plusieurs couples dansent tout autour sur la même musique de tarentelle. Sur une estrade, quelques musiciens s’en donnent à cœur joie avec leurs luth, vielle, tambourin, flûte et des mâchoires inférieures de vaches à racler sur leurs dents.
— Tu vois, Toufik, tout le monde est déguisé. On se déguise en ce que l’on n’est pas : le pauvre en riche, le riche en mendiant, le maître en esclave, la prostituée en princesse.
(…)
Toufik s’approche de l’estrade, intrigué par un intervenant, armé de son luth, il chante et ponctue son chant d’un poème.
— Mais il pleure ? s’étonne Toufik.
— Oui, je vois bien, Toufik. C’est un cantastorie, un chante-histoires. Il raconte la vie, les souffrances du petit peuple opprimé et humilié par tant d’invasions étrangères. Il improvise beaucoup.
Toufik admire sa performance, mais, ce qu’il déchiffre dans son discours, tant bien que mal, l’énerve. Il ne tient plus, se défait de son burnous et monte sur l’estrade, avant qu’Antonio ne puisse le retenir. Celui-ci lui fait en vain des signes désespérés pour lui demander de descendre de l’estrade. Toufik est en gilet brodé, en sarouel bleu ciel et toujours coiffé de son turban. Un colosse, un beau spécimen. Il demande aux musiciens d’improviser sur le texte qu’il va réciter.
— C’est un poème d’Ibn-Hamdis que votre comte Roger Ier a chassé comme un chien. C’était un enfant de Noto, pas loin d’ici. Je l’ai appris par cœur, dans votre patois :
Souvenir douloureux
L’affliction attisant le souvenir,
J’ai songé à la Sicile.
Déserte est désormais la demeure
Où l’on pouvait vivre jeune.
Elle qui était peuplée de gracieuses personnes.
Si on m’a fait sortir du paradis,
Je puis au moins en relater les faits.
N’eût été le goût salé des larmes,
J’aurais pris mes pleurs pour des rivières.
À vingt ans j’ai ri d’une passion
Et j’ai pleuré d’avoir perdu son faix à soixante.
Qu’aucun péché ne vous paraisse grand,
Le ciel est encore là pour l’absoudre.
Le cantastorie s’approche de lui, pour le féliciter. Il lui tend la main que Toufik refuse, sans agressivité, par convenance. On ne doit pas marquer le moindre signe de connivence avec un mécréant.