Extraits du livre
Lis-Marie était en train d’accoucher de ses quatre-vingt-douze ans. C’était comme si le temps s’était mis à défiler à son insu. Elle répétait :
» Je suis vieille alors. Je vais bientôt mourir alors. C’est moche alors ! »
Tant que son amoureux Luciano était encore de ce monde, elle vivait rassurée. Maintenant qu’il était mort, elle défilait sa solitude dans une désincarnation d’elle-même et de l’autre. Elle ne désirait pas mourir mais son corps l’avait quitté en même temps que celui de Luciano, éventré au bord de la première marche de l’escalier de leur maison à Orignac en Lémurie. Les organes de Lis-Marie ne retenaient plus ni l’urine, ni les excréments qui s’écoulaient dans une couche-culotte qu’elle mettait le jour et la nuit. Lorsqu’elle avait épuisé le stock, la merde s’écoulait le long de ses jambes qu’elle tentait tant bien que mal de nettoyer. Sous le regard indéfiniment fixe de Luciano dont la photo avait été scotchée sur le placard vitré de la cuisine, en face de la table encombrée, Lis-Marie buvait à petites gorgées le mauvais whisky que le gars de la Coop lui avait livré l’avant-veille. Tout en affirmant qu’il n’y avait jamais eu d’ivrogne dans la famille, elle s’endormait la tête sur la table, bercée par le ronronnement de la télévision toujours programmée sur Antenne Deux. Ce n’était qu’au petit jour du lendemain matin qu’elle appréhendait l’ascension del’escalier crasseux pourtant contemporain et esthétique tant dans sa forme que dans ses circonvolutions. Elle se couchait dans son lit sans drap, Joly, sa chatte, lovée au creux de son cou. Elle s’assoupissait quelques petites heures, finalement réveillée par les sonorités obscures de ses rêves diurnes. Lis-Marie ruminait, à moitié éveillée :
« J’aime qu’on me dise que je suis belle, qu’on m’offre des fleurs.Cette dame, elle picole. Ça donne des polyphénols. Je ne suis pas complètement ignare. Il y a une œuvre d’art dans mon escalier. Je cache pour ne pas qu’on me copie. J’ai beaucoup de fantaisie dans la tête.Devant la porte au soleil. C’est pas marrant la vie. Pourtant j’aime la vie. Je vais finir comme un vieux caillou sur le chemin. Je pense à mes amours passés. Je regrette Luciano. Je l’appelle tous les jours, mais il ne revient pas. On ne sait pas. Eux, ils savent tout. »