Extraits du livre
La fiction d’Ishiguro traite essentiellement de temporalité, de polarité culturelle et de questions ontologiques qui ont nom trivialité de l’existence humaine, mystère du destin de l’homme et inéluctabilité de sa déchéance physique, tendance à l’animalité de l’être post-humain et, enfin, impact du passé sur la représentation du “présent” et sur les choix existentiels futurs. En réalité, dans ses récits, la plupart des thèmes sont évoqués obliquement par le moyen de multiples paralipses (cette question demeure au cœur de nos préoccupations) pour emprunter la terminologie de Gérard Genette, ce qui, à l’arrivée, donne une impression d’inachevé ou d’incohérence souvent ressentie par le lecteur à la fin de l’histoire. […]. À travers une véritable poétique de la dissimulation, de la rétention de la pensée, du silence et de l’oubli, Ishiguro exprime les angoisses de ses narrateurs en usant d’un discours à la fois onirique et elliptique, ou trop allusif aux yeux de certains lecteurs. Ses textes sont d’autant plus complexes que l’absence de repères spatio-temporels (dans The Unconsoled notamment) ainsi que l’impression de banalité cachent subtilement une voie détournée vers la réalité quotidienne. Jean Viviès, dans son article intitulé “L’empire du banal : The Remains of the Day de Kazuo Ishiguro,” évoque d’abord la platitude vide de sens des relations que le majordome entretient avec son entourage ; il relève ensuite la trivialité des opinions qu’il échange avec les autres membres du personnel pour, enfin, souligner le caractère trompeur d’un tel mode d’écriture.
Dans un autre contexte, Catherine Millot analyse les potentialités de ce type de discours : “De même que le verbe se manifeste sous les humbles apparences d’un enfant dans les langes, l’être se révèle, avec prédilection, à travers la banalité d’un objet, d’un geste ou d’une parole“[1]. Dans The Remains of the Day, l’épisode où mademoiselle Kenton introduit un bouquet de fleurs dans la chambre sombre et moite de Stevens, sous le prétexte que “there is no need to keep your room so stark and bereft of colour”[2], signale, au plan symbolique, la profondeur du sentiment qu’éprouve la jeune femme, bien qu’il existe un énorme gouffre entre la superficialité de l’acte et l’immensité de ce qu’il révèle. Le geste de la gouvernante marque un véritable tournant dans les relations entre les deux employés. Ironiquement, le vase de fleurs, symbole de passion et de tendresse, servira à éloigner davantage Stevens et mademoiselle Kenton l’un de l’autre, jusqu’à la décision prise par la jeune femme de quitter définitivement le château de Darlington et de s’installer avec monsieur Benn à Little Compton. La simplicité du geste se voit remarquablement accentuée par la trivialité du discours et la charge symbolique des lieux, ce qui confère à ce texte d’Ishiguro une grande concision narrative. Les multiples non-dits accentués par les vagues allusions narratives en sont la preuve. En plus, l’opacité du texte se conjugue avec le quasi-bannissement des descriptions physiques des personnages et le rejet systématique des traits culturels trop marqués.
Le récit de When We Were Orphans, par exemple, ne fournit aucune précision sur les goûts vestimentaires de Banks, ni sur sa coiffure, ni même sur la couleur de ses cheveux. Ishiguro oblige ainsi le lecteur à combler les vides du texte en imaginant son détective privé sous les traits de Son Altesse Sérénissime le Prince Malko Linge de Gérard de Villiers, de Sherlock Holmes de Conan Doyle, ou encore d’Antoine, l’agent secret de San Antonio. En d’autres termes, les textes à l’étude poussent la concision et l’économie narrative à tel point que l’imagination de l’auteur demande à être complétée par celle du lecteur dans une cocréation engageant narrateur et narrataire dans une même entreprise.