Extraits du livre
EXTRAITS DU LIVRE
Farah s’avança pour frapper un autre coup, mais il n’eut pas le temps de terminer son geste. Une femme qui s’était couvert la tête et le visage avait surgi de la chambre du prêtre en courant, sans même jeter un coup d’œil dans sa direction. Elle se hâta vers le puits, se saisit énergiquement du canari qu’elle hissa sur sa tête toujours recouverte du foulard aux mille coloris. Elle s’enfuit à toutes jambes hors de la mission catholique, ce qui laissa Farah pantois. Père Bonnet sortit alors de sa chambre en culotte courte et en bras de chemise, le visage cramoisi, le regard furieux. Sans prêter la moindre attention à l’homme qui se tenait devant sa porte, il marcha de son pas alerte vers le jardin situé à une cinquantaine de mètres. L’ancien soldat resta planté là pendant quelques minutes ; il ne savait quoi penser ni quoi faire. Comme cloué au sol par une force inouïe, il ne pouvait bouger un seul membre. Il semblait avoir perdu tous ses sens. Son cerveau n’était plus maître de ses mouvements. Il refusait de fonctionner. L’homme en était arrivé à oublier l’urgence qui avait mené ses pas vers la mission. Il promena un regard triste dans la pièce d’où était sorti le prêtre. Ses yeux se portèrent sur un petit crucifix à moitié couvert de toiles d’araignées. On l’avait accroché par un fil noir à un vieux clou planté maladroitement dans le mur. À la vue de la croix, il fit mine de se signer mais suspendit son geste. Il éprouvait un sentiment indescriptible. C’était un mélange de doute, de honte, d’amertume. Il avait l’impression que tout s’écroulait autour de lui. En même temps, mille questions s’entrechoquaient dans sa tête : « Qu’était devenue la foi chrétienne que Père Bonnet clamait du haut de sa tribune le dimanche ? Satan était-il doté d’une force si irrésistible au point de faire ployer ce gigantesque cocotier de la foi si aisément ? Le prêtre était-il en train de se jouer de la crédulité des villageois en tenant un discours auquel il ne croyait pas lui-même ? » Farah réfléchit pendant ce qui semblait être une éternité. Il revit l’image du missionnaire habillé en haillons transportant de la paille sur ses larges épaules ou distribuant des vivres aux orphelins, aux veuves et aux personnes handicapées de Ngassou.
« Non, tous mes doutes sur la conduite de Père Bonnet sont insensés », finit-il par avouer. « Ce ne sont que des supputations infondées sorties de l’imagination d’un chrétien égaré. Bien sûr, il ne s’est rien passé entre la jeune femme et Père Bonnet. Et, le cas échéant, j’aurais compris, sans l’approuver, que la nature humaine pût, pendant de fâcheux moments d’égarement, prendre le dessus sur un solide engagement spirituel, même chez ce champion de l’opiniâtreté et de la compassion. Après tout, le prêtre n’a jamais prétendu être un ange ni un saint. Il n’est qu’un humain et il en a administré la preuve à plusieurs occasions, notamment pendant ses redoutables colères ».